Demarche

 

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Marcher dans la nuit

Il y a un moment quand on crée où l’œuvre s’impose. Elle prend tout l’espace, on ne pense plus qu’à elle. Alors elle se donne, vibre, on s’oublie, devient canal par lequel elle aussi devient. Elle prend forme et ainsi notre propre forme s’efface. Elle n’a plus d’importance. Ce que les autres voient, ce que les autres pensent, notre image, tout cela disparaît. Seul compte ce qui sera ressenti dans l’œuvre. Ce moment de grâce, c’est ce que nous recherchons tous en créant. C’est le moment où l’on devient chanson, matière, lumière. Oeuvre. Où l’esprit transcende notre petite personne pour quelque chose de plus large. Quelque chose d’universel, capable de faire vibrer et de transformer ce qui le reçoit. 

Je ne sais pas si je suis encore un sculpteur. Je ne fais plus vraiment de sculptures, en tout cas plus comme il y a quelques années. Ce que je fais ressemble à des mantras, à des méditations. Je répète un geste, plante un silence, entouré d’autres silences, et je les écoute pousser. Je plante des cristaux sur la peau de la Terre comme un acupuncteur sur un méridien. Pour que circule la vie, que respirent les forces présentes dans un lieu. J’ai pris conscience de cela au Japon, en 2019. Pendant 3 semaines j’ai planté des bambous, et je coiffais chacun d’un cristal. Certains jours il pleuvait toute la journée. J’aimais encore plus la répétition de ce geste simple. Il fallait planter droit, rester centré, ne pas penser. Un moment hors du temps. L’œuvre n’est restée qu’un mois dans le parc de Tsukuba. La véritable œuvre est toujours là, sous ma peau. C’est le geste répété vers soi. Le silence intérieur. 

Depuis Les mers rêvent encore les sculptures sont devenues des scènes. Des images que l’on traverse en regardant par la fenêtre d’une narration. Des bouts de sentiers découpés, des aperçus de chemins. De chemins vers soi. 

C’est ainsi que la lumière est entrée dans mon travail. J’essaye d’aider la lumière à descendre jusque dans nos nuits, nos errances, nos questions, nos peurs. J’ouvre la porte du noir et je dépose des graines de lumière. Parfois la graine prend vie. Parfois seulement. Plus j’observe la présence de la lumière dans mon travail, moins je comprends. Moins je cherche à comprendre. C’est juste ma raison d’être. Créer ces ponts de lumière, sans vraiment savoir comment, sans savoir non plus vraiment ce qu’est cette lumière. Quand je sens une présence dans une œuvre, alors je suis en paix. Nous nous arrêtons un instant, nous partageons la sensation d’une plénitude. D’un vide plein. De la rencontre du jour et de la nuit. Pourquoi, pour qui, comment… cela ne m’appartient pas. Je pose simplement l’intention que cela nourrisse, répare. C’est même le sens profond de ce que je fais. Si ce que j’ai contribué à créer a éclairé le chemin de quelques personnes, alors la création n’aura pas été vaine. Je peux continuer à marcher dans la nuit, dans mes doutes, vers l’inconnu. En cueillant des bouquets de lumières. 

Depuis que je crée, je suis à la recherche de quelque chose. Quelque chose qui ressemble à l’inaccessible étoile de Brel, celle qui éclabousse les villes de bleu. Je poursuis inlassablement un chemin sans frontière, un espace par-delà l’espace. Je cherche dedans, profondément. C’est au fond que se cachent les sommets. Près du sol, dans la poussière, en pleine chair. Je crois que j’essaye juste d’apprendre à marcher. Marcher et ne jamais arrêter de rêver. Bien sûr, je trébuche souvent. Je me cogne sur le réel, me trompe, m’égare. Finalement créer c’est d’accepter de tomber par terre, puis ramasser les éclats de sa vie pour en faire des mosaïques. Les éclats sont parfois coupants, parfois hésitants. Ils cachent souvent des cicatrices. Les balafres du Vent. L’insouciance de la vie qui rebondit. Alors je passe mes journées à les recoudre d’un geste. A les polir. A en sortir ce qui est force. La flamme, brûlante, vivifiante. Ce qui me donne la sensation d’être en vie. C’est ce qui s’est passé avec les vieux pianos dans Les poussières d’ivoire. Egalement avec les Ormes dans les créations actuelles, visuelles, sonores et écrites. Avec la délicate fragilité des sélénites aussi. Je construis des temples dérisoires pour abriter leur mémoire. La lumière qui habite leur histoire. Pour essayer d’apprendre qui nous sommes à travers le halo de leur présence.

Eygalières, printemps 2022

 

Le cueilleur de souffle

Texte de Françoise Jaunin, rédigé en mars 2020 pour le catalogue de l’exposition Les mers rêvent encore

 

Un rêve d’art total, ou pour parler comme les Allemands, de Gesamtkunstwerk : voilà son aspiration, son idéal, le bel objet de son désir. Retrouver à travers les arts réunis une cohérence profonde dans nos vies éclatées, fragmentées, compartimentées. Toucher tous les sens et toutes les émotions à la fois, pénétrer les mondes intérieurs, faire vibrer l’être profond. Rien à voir pour autant avec l’œuvre de celui que l’histoire considère comme le porte-drapeau du Gesamtkunstwerk et qui, par la fusion des arts et la catharsis de la tragédie grecque – son grand modèle -, voulait élever l’âme du peuple : Richard Wagner. Rien de commun ici avec l’héroïsme tragique et la rhétorique du sublime de l’auteur des Nibelungen. L’art tout en légèreté lumineuse et en fragilité rêveuse de Stéphane Guiran cherche plutôt ses maîtres en attitude philosophique et en rapprochement des arts du côté des protagonistes du Black Mountain College, cette université libre de Caroline du Nord qui, entre 1933 et 1957, a diffusé un enseignement transdisciplinaire expérimental transgressant les frontières, brouillant les catégories et mélangeant les genres pour mieux imbriquer étroitement l’art et la vie. Tel John Cage qui, dans ses mythiques ateliers d’été, entrelaçait des sources d’inspiration venues aussi bien de l’histoire des pratiques musicales que de celles des arts plastiques, de l’architecture, de la danse, du théâtre, de la poésie ou de la philosophie bouddhiste, et préfigurait des formes d'expression comme le happening, la performance ou les installations multimédias qui ont pris une place fondamentale dans la création contemporaine.

Entre sculpture, dessin, photographie, écriture et mise en scène, en espace et en lumière de ses installations, Stéphane Guiran fait déjà à lui tout seul figure d’homme-orchestre, multipliant les registres et se jouant des frontières entre les langages et les expressions. Mais il aime aussi convier, au cœur même de ses environnements, la musique (notamment les improvisations au piano de son fils), la danse, la performance et la vidéo pour leur donner une forme de plénitude et de complétude sensorielle, émotionnelle, poétique et métaphysique, et les donner à vivre comme des expériences totales.

Il y a quelque chose d’extrême-oriental chez ce Provençal. Non pas qu’il cherche de quelque manière que ce soit à imiter le geste du calligraphe chinois ou japonais ni à en mimer les idéogrammes qui symbolisent d’un seul signe un mot ou une idée. Mais après l’effervescence de la vie parisienne où son bureau de graphisme avait depuis une dizaine d’années le vent en poupe, il y a dans sa décision de quitter la capitale pour s’installer en pleine nature au cœur des Alpilles, dans la frugalité volontaire de sa vie d’artiste, dans la place donnée à la pratique de la méditation et dans son choix de techniques de travail lentes et minutieuses, un besoin manifeste de mener une existence tout entière vouée à cette quête du sens de soi et du monde qui n’est pas sans rappeler celle d’un moine bouddhiste…, le bouddhisme en moins ! Mais avec une même aspiration à une forme de transcendance. Et une grande capacité d’écoute et de concentration pour aiguiser sa conscience au monde ; méditer sur l’impermanence fondamentale des choses et le flux constamment mouvant de la vie ; se couler dans l’immensité du temps et de l’espace ; et se fondre dans un univers où tout est relié à tout, à travers une cosmologie bien plus intuitive et poétique que scientifique.

A la manière d’un artiste asiatique aussi, il cherche à se relier au grand souffle qui traverse l’univers comme un principe vital, un flux perpétuel, une énergie cosmique dont il se sent partie prenante lui aussi. Et pour que ce souffle circule librement, fasse respirer le monde et innerve tout, il lui faut du vide, de l’espace, des zones en suspension, des distances et des intervalles entre les choses. Comme le silence en musique. Pas de musique sans silence, il est un paramètre à part entière de la composition musicale. Les silences, les pauses et les soupirs sont les respirations de la musique. Le silence qualifie la musique. De la même manière que dans les arts visuels, le vide qualifie le plein.

Et comme l’archer zen, il fait de sa pratique d’artiste une discipline de vie de chaque instant. Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc d’Eugen Herrigel est l’un de ses livres de chevet, qui lui rappelle que « L'objectif est de devenir complètement dénué d'ego, de telle sorte que l'âme, submergée en elle-même, se tient dans la plénitude de son origine sans nom ». Et que « pour que la flèche soit bien lancée, la détente corporelle doit être prolongée dans la détente mentale et spirituelle de manière à ce que l'esprit ne soit pas seulement agile, mais libre : agile grâce à sa propre liberté, et libre grâce à son agilité mentale ».

Au seuil du IIIe millénaire, le retour dans son Sud natal a marqué un premier grand tournant : l’entrée de Stéphane Guiran dans sa nouvelle vie de sculpteur sur acier. C’est un oncle sculpteur qui lui a mis la main au métal, puis un fondeur de Barcelone -où il s’est installé pour un an en 2004-2005-, qui lui a fait découvrir le corps à corps très physique avec le matériau et le rapport à l’espace et au lieu. Curieusement, c’est à une époque où il n’en est qu’au début de sa mue et qu’il est encore loin du bonze laïc d’aujourd’hui, que ses sculptures peuvent évoquer des idéogrammes ou des haïkus en trois dimensions. Il traduit en volume ce qui a été son premier mode d’expression : le trait, la ligne graphique. Il met en forme son geste et le cristallise dans le métal, dessinant dans l’espace avec ses rubans d’acier, y écrivant des alphabets imaginaires, laçant et délaçant des nœuds géants, déroulant librement ses galbes et ses tracés virevoltants. Formes épurées, lignes élégantes, technique parfaitement maîtrisée : le sculpteur rencontre très vite un beau succès qui lui amène des commandes pour des œuvres monumentales et lui permet de se mesurer à l’échelle du paysage naturel ou urbain. N’était le décalage dans le temps, on pourrait dire qu’il fait alors œuvre de « classique moderne ». Et c’est bien ce qui amène sa galeriste suisse Alice Pauli à lui dire en 2012 qu’elle n’exposera plus ce travail. Elle pressent en lui le potentiel pour une expression bien plus personnelle. Le verdict est sans appel ! Pour le sculpteur qui a pour elle le plus grand respect, il provoque un séisme majeur ! En réalité, une mutation souterraine est déjà là, en germe au fond de lui, mais vague et informulée encore. Or voilà que l’impérieuse nécessité de changement lui explose à la figure. Commençait-il à ressentir plus ou moins confusément le danger de s’installer dans un travail trop bien contrôlé ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que le deuxième virage sera encore plus radical que le premier.

C’est d’abord la photographie qui prend le relai : les reflets mouvants et les symétries végétales improvisés en virtuose, les gribouillis enchevêtrés des arbres nus tracés contre le ciel, les broderies délicates des aigrettes de pissenlits ou l’élan ténu d’une brindille qui ondoie comme le profil d’une danseuse imaginaire... , c’est par une immersion dans la nature que Stéphane Guiran aborde son nouveau monde. La nature est sa muse. Tout l’y enchante, jusque dans ses plus petits détails. Le dessin qui sténographie le sensible, l’écriture qui met en mots ses rêveries, la sculpture qui raconte les poussées et les métamorphoses délicates des végétaux, lui en offrent d’autres portes d’entrée encore. Il pourrait faire siens les mots de Giuseppe Penone, l’artiste italien qui veut croître avec les arbres, être rivière, sculpter le souffle et respirer l’ombre, quand il dit : «  On n’est pas devant la nature, on est dedans. On EST nature ». Il se passionne aussi pour le travail de l’Anglais Andy Goldsworthy qui calque intuitivement ses processus créatifs sur ceux de la nature même, en parfaite empathie avec l’esprit du lieu. Sauf que contrairement au « land artist » qui prélève tous ses matériaux dans le paysage même où il œuvre le plus souvent de manière éphémère : pierres, mousses, branches, feuilles, glaces…, Stéphane Guiran, lui, aime à provoquer des rencontres singulières entre la nature qui l’inspire et les déchets industriels qu’il recycle pour leur redonner une nouvelle vie organique et végétale : les calcins ou débris de cristaux récupérés dans les cristalleries ou les verreries, les éclats de pierres translucides ou luminescentes et laiteuses comme le quartz ou la sélénite, les touches de pianos recueillies pour que l’ivoire des éléphants ne finisse pas à la déchèterie, les tiges métalliques oubliées qui ont perdu leur utilité, la terre crue ou émaillée… La transformation est le maître-mot : transformer pour redonner une vie poétique et métaphorique à des matériaux qui ont gardé la mémoire d’un passé le plus souvent industriel. Conjuguer le fragile avec le dur, imbriquer la nature et l’abstraction, entrelacer le tactile avec l’immatériel, mettre en écho les résidus de fabriques avec les bruits de la nature ou des murmures humains enregistrés à la manière de sculptures sonores.

Tout commence par des balades dans les collines calcaires et les forêts des Alpilles où tout l’émerveille et l’interpelle: les chants d’oiseau, les mousses, les lichens, les pierres, les branchages, les feuilles… Il se met à l’école de « La Nature, ce grand sculpteur », pourrait-on risquer en paraphrasant le titre du fameux essai de Marguerite Yourcenar « Le Temps, ce grand sculpteur ». Il lui faut ensuite trouver les justes correspondances entre une branche et un tube d’acier, une tache de lumière et un morceau de verre, une page d’écriture et une plaque de terre grattée. L’étape de l’élaboration est parfois virtuelle. Proche du rêve éveillé. C’est par des esquisses à l’ordinateur que s’échafaudent et se mettent en place les plus grandes constructions imaginaires pensées en fonction du lieu particulier, intérieur ou extérieur, qui les accueillera. Avant d’être, moitié réelles et moitié virtuelles, réalisées -et c’est lui qui parle – pour « sculpter l’émotion » 

Françoise Jaunin

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